Quelques jours avant la proclamation officielle des résultats de l’élection présidentielle ( lundi 27 octobre), le Cameroun a connu l’une des plus grandes perturbations Internet de son histoire récente. De Yaoundé à Garoua, la connexion s’est effondrée, paralysant entreprises, médias et services publics. Une panne que Camtel impute à un « incident sur la fibre optique internationale », mais que nombre d’observateurs, militants et ONG perçoivent comme une coupure orchestrée pour contenir les réactions post-électorales et museler la couverture médiatique du scrutin.
Yaoundé, 23 octobre 2025. Il est à peine six heures du matin lorsque les premiers messages d’incompréhension surgissent sur les réseaux sociaux — du moins, ceux qui y ont encore accès. WhatsApp ne répond plus, les pages web se figent, les visioconférences s’interrompent brusquement. Très vite, le constat s’impose : le Cameroun est coupé du monde. Dans les rédactions, les bureaux et les campus, la même phrase revient : « Internet ne passe plus ».
Cette panne, l’une des plus massives depuis celle de 2017, survient à un moment hautement symbolique : à quelques jours de la proclamation des résultats de la présidentielle du 12 octobre 2025. L’événement a suffi pour transformer une perturbation technique en affaire d’État.
« C’est toute une économie qui a été paralysée »
Dans les couloirs de certaines rédactions de Yaoundé, les journalistes fixent leurs écrans comme si la connexion allait, par miracle, revenir. Les claviers sont silencieux, les souris immobiles, les serveurs inaccessibles. « On devait publier notre analyse sur le contentieux électoral, tout est bloqué… », soupire un reporter d’un média en ligne, les bras croisés devant un ordinateur devenu inutile.
À Douala, capitale économique où tout passe désormais par le numérique, une start-up fintech a vu ses transactions chuter de près de 80 % en quelques heures. Les paiements mobiles sont suspendus, les applications bancaires figées, les clients furieux. « Le pire, c’est que même nos services clients n’ont pas pu répondre aux messages », confie le fondateur, épuisé par une journée de pertes.
Dans les universités, c’est une autre forme de chaos. Les soutenances prévues sur Zoom sont reportées, les plateformes pédagogiques inaccessibles, les étudiants désemparés. « Mon mémoire devait être envoyé à mon encadreur aujourd’hui, mais impossible de le faire parvenir. Même les mails ne partaient plus », raconte Charlène, étudiante à l’Université de Yaoundé II.
Dans les administrations, les guichets électroniques se sont éteints, les dossiers sont restés en attente, les signatures numériques suspendues. Les commerces en ligne, eux, n’ont pas livré, les transporteurs n’ont pas reçu d’itinéraires, les plateformes de livraison ont tout simplement disparu de la carte.
« C’est toute une économie qui a été paralysée, même pour transférer un simple fichier, on devait courir chercher un cyber avec un peu de réseau », raconte Ange, technicien réseau à Bonamoussadi. Il se souvient de la cohue devant les rares boutiques où quelques mégabits subsistaient, comme des oasis au milieu du désert numérique.
Au-delà des pertes financières, c’est le quotidien entier d’un pays qui s’est figé. Les appels WhatsApp, les e-mails, les transferts d’argent, même les conversations banales sur les réseaux sociaux : tout a disparu, plongeant le Cameroun dans un silence numérique que beaucoup comparent à une panne d’électricité généralisée… mais sans générateur de secours.
Camtel se défend, les doutes persistent
Face à la colère grandissante, Cameroon Telecommunications (Camtel) s’est fendue d’un communiqué officiel : « Un incident technique sur des équipements du câble WACS à Batoke (Limbé), survenu aux premières heures de la journée du 23 octobre 2025, a provoqué des perturbations de la connectivité Internet sur l’ensemble du territoire », a précisé la direction générale.
L’opérateur national assure que « ses équipes sont mobilisées pour un rétablissement rapide du trafic », promettant un retour progressif du service. Dans le même sillage, Orange Cameroun a expliqué que la panne provenait « d’un incident sur la fibre d’accès à l’international », ajoutant travailler « avec l’opérateur en charge pour le rétablissement ».
Mais pour de nombreux Camerounais, ces explications techniques sonnent comme un refrain déjà entendu. « Ce n’est pas la première fois qu’une coupure d’Internet survient à un moment politiquement sensible », glisse un observateur du numérique à Yaoundé.
Les soupçons d’une manœuvre électorale
Dans un contexte où la tension politique est à son comble, plusieurs voix estiment que cette coupure est loin d’être anodine. L’entrepreneure et militante tech Rebecca Enonchong a très vite réagi, affirmant que « le gouvernement a restreint l’accès à Internet dans plusieurs localités, dans une tentative désespérée de conservation du pouvoir par la censure numérique ».
Des accusations qui trouvent un écho auprès de certaines ONG. Selon NetBlocks, organisation internationale de surveillance du trafic Internet, le Cameroun connaît effectivement une perturbation majeure, tout comme certains pays voisins — Centrafrique et Congo —, mais précise que « l’incident pourrait limiter la couverture des événements liés à l’élection présidentielle » .
Pour beaucoup, le timing de cette panne n’a rien d’un hasard. « À chaque fois qu’il faut parler du peuple, on coupe sa voix. Et aujourd’hui, Internet, c’est sa voix », murmure un étudiant croisé devant le campus de Ngoa-Ekellé.
Des conséquences économiques et sociales « désastreuses»
Au-delà du débat politique, la coupure a provoqué une onde de choc économique. Les plateformes de e-commerce, les fintechs et les services de paiement mobile ont été gravement touchés. « Nos serveurs sont restés hors ligne plus de huit heures. Pour une entreprise numérique, c’est une éternité », confie un entrepreneur du secteur technologique à Douala.
Les rédactions en ligne ont, elles aussi, été frappées de plein fouet. « Nous travaillons sur les élections, tout devait être mis à jour minute par minute. Impossible même d’envoyer un article par mail », explique une journaliste d’un média en ligne.
Le numérique, devenu colonne vertébrale de l’économie urbaine camerounaise, a révélé sa fragilité extrême. Une simple rupture de fibre et tout s’effondre : les affaires, l’information, les échanges.
L’ombre du précédent de 2017
Pour les plus anciens du secteur, l’épisode de 2025 rappelle un souvenir amer : celui de 2017, lorsque le Cameroun avait basculé dans le silence numérique pendant 93 jours, un record à l’époque sur le continent africain.
Tout avait commencé dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, alors secouées par des mouvements de contestation d’avocats et d’enseignants dénonçant la marginalisation du système juridique et éducatif anglophone. Très vite, les manifestations avaient pris une tournure politique, avec des appels à plus d’autonomie, voire à la sécession. En réaction, le gouvernement avait ordonné aux opérateurs de suspendre la connexion Internet dans ces deux régions, officiellement pour « préserver la sécurité nationale » et éviter la propagation de messages subversifs.
Pendant trois mois, les populations de Bamenda, Buea, Limbe et Kumba avaient vécu coupées du reste du pays et du monde. Les universités anglophones, très tournées vers le numérique, avaient dû fermer leurs plateformes. Les entreprises technologiques, notamment les start-ups de la « Silicon Mountain » de Buea — considérée alors comme le berceau de l’innovation numérique camerounaise — s’étaient effondrées du jour au lendemain. Plusieurs jeunes entrepreneurs avaient dû se délocaliser vers Douala ou Yaoundé, incapables de poursuivre leurs activités sans Internet.
La coupure avait provoqué une vague d’indignation à l’international. Des organisations comme Access Now, Amnesty International et Human Rights Watch avaient dénoncé une atteinte grave aux libertés fondamentales. Même la Banque mondiale avait exprimé son inquiétude face aux pertes économiques évaluées à plusieurs milliards de francs CFA. « Les contextes diffèrent, mais la logique reste la même : contrôler le flux de l’information », analyse un chercheur en communication politique.
Aujourd’hui, alors que le Cameroun vit à nouveau une panne d’Internet d’ampleur nationale, beaucoup redoutent que l’histoire ne se répète, sous une autre forme. Le souvenir de 2017 hante les esprits.
Au moment où Camtel affirme un « retour progressif du service », les Camerounais, eux, restent sceptiques. Sur les forums, dans les taxis, dans les cafés, la question tourne en boucle : “Et si c’était volontaire ?”
Dans ce pays où la parole est souvent codée, le silence numérique devient une métaphore du pouvoir lui-même — présent partout, mais insaisissable. Dans les quartiers populaires de Yaoundé, on raconte que « même la lumière du Wi-Fi a disparu ». En tout cas, ce jeudi d’octobre, le Cameroun aura vécu sans Internet. Peut-être aussi, sans voix.
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