« La vérité historique ne se décrète pas, elle se découvre excavation après excavation, jusqu’à la dernière pierre soulevée », a déclaré le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye, le 16 octobre dernier, en recevant au palais présidentiel le Livre blanc sur le massacre de Thiaroye. Un document de 301 pages, fruit d’un an et demi d’enquête, qui ravive les blessures de 1944 et met à nu les falsifications françaises autour d’un crime colonial longtemps occulté.
C’était au matin du 1er décembre 1944, dans le camp militaire de Thiaroye, à une quinzaine de kilomètres de Dakar. Des tirailleurs africains — anciens prisonniers de guerre de l’armée française — réclament le paiement de leurs soldes et primes avant leur démobilisation. Fatigués, humiliés, ces hommes revenus du front européen demandent simplement justice. En guise de réponse, ils essuient les balles. Des troupes coloniales françaises ouvrent le feu sur leurs propres soldats.
Pendant des décennies, Paris a parlé d’« émeute » ou de « mutinerie ». Le bilan officiel, longtemps fixé à 35 morts, fut relevé à 70, sans jamais être questionné. Mais selon les conclusions du Livre blanc, fruit d’un travail mené par un comité de chercheurs sénégalais dirigé par l’historien Mamadou Diouf, le nombre réel de victimes s’élèverait entre 300 et 400 tirailleurs disparus. Une hécatombe dissimulée, maquillée par des falsifications d’archives et des manipulations administratives.
Le Livre blanc : exhumer la vérité sous les mensonges
Présenté à Diomaye Faye en présence du Premier ministre Ousmane Sonko, le Livre blanc vise à « réhabiliter la vérité historique » sur un massacre qualifié de « prémédité » et « camouflé ». Les chercheurs affirment que des registres français de la ville de Morlaix, d’où les tirailleurs avaient embarqué, ainsi que ceux de Dakar, leur destination, ont été volontairement falsifiés.
Les fouilles archéologiques entamées en mai dans le cimetière de Thiaroye ont mis au jour des corps mutilés, des crânes manquants, des os fracturés et des restes de chaînes de fer aux tibias. Certaines tombes ont été identifiées comme « postérieures aux inhumations officielles », preuve que les autorités avaient procédé à des enterrements secrets pour masquer l’ampleur du drame.
Le président du comité archéologique, Moustapha Sall, a confié : « La réponse est dans le sol, car tout est enterré». Ces mots sonnent comme un verdict contre le silence.
Une mémoire sous verrou d’État
Les auteurs du Livre blanc dénoncent un « mur d’ombres » : accès refusé aux archives françaises, incohérences dans les documents restants, et destruction de preuves. Malgré les assurances de Paris d’avoir transmis tous les dossiers disponibles, les chercheurs évoquent encore « une entreprise délibérée de dissimulation et de réécriture de l’histoire ».
Le président sénégalais lui-même n’a pas caché son amertume : « La coopération attendue de la République française dans la mise à disposition complète des archives n’a pas toujours été à la hauteur de nos espérances».
Mais loin d’un discours de rupture, Diomaye Faye parle d’une détermination intacte à poursuivre les fouilles et à rouvrir les pages scellées de cette histoire partagée. Il a validé la poursuite des recherches « sur tous les sites susceptibles d’abriter des fosses communes ».
Des zones d’ombre
Si la France a fini par reconnaître, en novembre 2024, qu’un « massacre » avait bien été commis par ses troupes à Thiaroye, les zones d’ombre demeurent : où reposent les victimes ? combien étaient-elles ? qui a donné l’ordre ? Le Livre blanc souligne que la tuerie s’est sans doute étendue au-delà du camp : certains tirailleurs auraient été exécutés à la gare, d’autres blessés achevés au cimetière, avant d’être inhumés à la hâte.
Le comité plaide pour des analyses génétiques afin d’identifier les restes humains retrouvés et restituer une dignité aux victimes. L’objectif n’est plus seulement de pointer les coupables, mais de redonner un nom et une place à ceux que l’Histoire avait effacés.
Pour Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko, ce Livre blanc ne relève pas seulement de la mémoire, mais du panafricanisme concret. Il s’inscrit dans une politique de souveraineté mémorielle, où le Sénégal reprend en main la narration de son propre passé. « Il s’agit de démonter un récit colonial pour ouvrir la voie à un récit africain », explique Mamadou Diouf. En ce sens, Thiaroye devient un symbole : celui d’un continent qui refuse que ses héros soient enterrés deux fois — dans le sol et dans le silence.
Le Livre blanc recommande en outre des requêtes collectives de révision des jugements de 1944, ainsi qu’un processus de réparation morale et matérielle, impliquant la société civile africaine et européenne.
Entre reconnaissance et prudence diplomatique
Côté français, la réaction reste mesurée. Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a déclaré que Paris était « prêt à coopérer avec le Sénégal pour faire toute la lumière sur cet événement », insistant sur la volonté française de « ne pas détourner les yeux de sa propre histoire ». Mais la prudence reste de mise.
La remise du Livre blanc intervient dans un contexte où les relations entre la France et plusieurs pays africains connaissent de fortes tensions — du Sahel à l’Afrique centrale. Le risque, pour Paris, est que le dossier Thiaroye rallume la critique d’un passé néocolonial que la France peine à assumer pleinement.
L’affaire Thiaroye dépasse le cadre du Sénégal. Elle interroge la place de l’Afrique dans le récit mondial de la Seconde Guerre mondiale, souvent centré sur les vainqueurs occidentaux.
Pendant que l’Europe célébrait la Libération, des centaines de soldats noirs — ces hommes qu’elle avait enrôlés, mal payés, parfois déportés — étaient abattus pour avoir réclamé justice.
Le Livre blanc rendu à Bassirou Diomaye Faye, quatre-vingts ans plus tard, ne ressuscite pas les morts de Thiaroye. Mais il leur rend la dignité du vrai. Et rappelle que, tant que la terre parlera encore, le silence ne pourra plus être une politique.
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