Dans une lettre d’une rare intensité, le journaliste camerounais Éric Chinje livre une analyse au vitriol de la décomposition du paysage médiatique national. Au cœur de sa charge : la montée en puissance des influenceurs et « faiseurs d’opinion », ces figures hybrides qui parlent fort, frappent vite, mais rarement juste.
Dans un pays où la vérité se négocie, le spectacle a remplacé le souci du factuel, et l’influence a supplanté l’information. En creux, Chinje appelle à une reprise en main du récit collectif par ceux qui savent encore ce que veut dire « chercher la vérité ».
La parole journalistique prise en otage
« Nous avons abdiqué. Nous avons laissé l’espace public à des individus sans formation, sans repères, mais pleins d’ambition et de décibels ». Cette phrase d’Éric Chinje résonne comme un acte d’accusation. Depuis quelques années, le terrain du journalisme camerounais est devenu un champ de bataille où les journalistes formés croisent le fer — ou plutôt le micro — avec une nouvelle génération de « faiseurs de vacarme ».
Ces influenceurs, chroniqueurs autoproclamés, Youtubeurs ou encore animateurs de Facebook Live, occupent désormais le haut de l’affiche. Leurs vidéos s’échangent à la vitesse de la lumière, leurs propos deviennent viraux, et leurs surnoms s’impriment dans l’imaginaire populaire. Mais derrière cette présence numérique massive, quelle part de vérité, quelle rigueur, quelle responsabilité ?
L’érosion de la crédibilité
Chinje dénonce une mutation pernicieuse : « Les journalistes sont désormais identifiés à ces individus qui s’expriment sans filtre, sans éthique, souvent sans preuve, et qui prétendent parler pour le peuple».
Un amalgame qui fragilise la crédibilité même de la profession. La confusion est telle que le public, en quête de repères, finit par mettre sur le même plan un rédacteur d’enquête chevronné et un influenceur qui accumule les directs rageurs depuis son salon. Or, comme le souligne Chinje, le journalisme n’est pas une succession de coups de gueule : c’est une méthode, un code, un devoir de vérité.
Entre applaudissements et allégeances
Mais pourquoi ces voix si bruyantes trouvent-elles autant d’écho ? La réponse tient en partie à l’économie de la visibilité. Sur les réseaux sociaux, plus un propos est clivant, plus il circule.
La nuance, elle, fait rarement le buzz. Ajoutez à cela une variable politique et vous obtenez une équation explosive : certains influenceurs deviennent des armes de propagande, des mercenaires numériques, grassement rémunérés pour défendre un agenda. « Il est aujourd’hui possible d’acheter une opinion, de louer une indignation, ou de faire taire une critique », avertit Chinje.
La parole publique est donc monétisée, biaisée, pervertie. Elle ne répond plus à l’intérêt général, mais à des intérêts privés. Le citoyen, lui, navigue à vue dans ce flot ininterrompu de désinformation, de règlements de comptes et de manipulations.
Une génération sans mémoire ?
Eric Chinje semble porter un regard inquiet — mais pas désespéré — sur la jeunesse médiatique actuelle. Il ne la condamne pas en bloc, mais lui tend un miroir déformant, comme pour l’amener à réfléchir. « Cette génération croit que faire du bruit, c’est faire de l’impact. Elle oublie que le silence d’un bon reportage vaut parfois plus que cent diatribes».
Il évoque ces jeunes qui se sont jetés dans le journalisme sans boussole, parce que c’était tendance, parce que ça offrait des likes, pas parce que ça servait la vérité.
Reconquérir le récit national
Face à cette situation, Chinje n’appelle pas à l’exclusion des influenceurs, ni même à la censure. Il lance plutôt un défi aux journalistes : reprendre l’initiative, regagner le terrain perdu, réinvestir l’espace public avec rigueur et courage.
Cela suppose un renouveau éthique, une exigence de formation, un refus clair de toute compromission. Cela suppose aussi de reconstruire un lien de confiance avec les citoyens, non pas en hurlant plus fort que les autres, mais en disant plus vrai.
Dans cette lettre, plus manifeste que complainte, le journaliste chevronné trace une ligne de feu. D’un côté, ceux qui servent la vérité, quitte à être oubliés ; de l’autre, ceux qui servent le spectacle, quitte à trahir l’essentiel.Il conclut sans appel : « Nous devons cesser d’être les amuseurs publics de la politique camerounaise. Le journalisme n’est pas une scène. C’est un socle ».
Un socle fissuré, mais qu’il n’est pas trop tard de restaurer à condition de retrouver le courage de dire « non », quand tout le monde applaudit.
Constantin GONNANG, Afrik inform ☑️